Le loup, l'agneau et le microbe....;

ou des interactions sanitaires entre nos grands carnivores et leurs proies

 

A l'instar de notre propre espèce, les prédateurs et leurs proies ne sont pas à l'abri de nombreux virus, bactéries ou parasites, à l'origine chez l'homme comme chez l'animal de pathologies plus ou moins graves.
Si certaines d'entre-elles demeurent propres à quelques espèces, d'autres sont au contraire communes à des familles animales parfois très éloignées, voire communes à l'homme et aux animaux.

L'acte de prédation, interaction "macroscopique", peut naturellement dans ce contexte constituer une source potentielle de contamination directe dans le sens proie > prédateur, voire dans le sens prédateur > proie si l'action n'est pas aboutie ( carnivore enragé qui mord sa proie sans la tuer... ).
Des interactions cachées "microscopiques" peuvent ainsi se révéler concomitantes de la précédente !
Une fois contaminé, le "dévoreur" peut également contribuer à la propagation de certains agents pathogènes. Maintes affections parasitaires imposent ainsi cette "navette" entre le prédateur et sa proie pour assurer leur pérennisation.
L'espèce ne constituant pas dans la plupart des cas une barrière infranchissable par les micro-organismes, l'Ours, le Loup et le Lynx, à l'exemple d'autres carnivores plus petits, peuvent aussi, fortuitement ou nécessairement, tenir une place dans l'épidémiologie de certaines maladies infectieuses.


Des interactions parasitaires...

Il n'est pas question de dresser ici un inventaire exhaustif des pathologies potentiellement transmissibles liées à un régime carnivore, mais plutôt de mettre en évidence, à l'aide de quelques exemples, les interactions sanitaires invisibles qui découlent de l'interaction visible que constitue la prédation.

Au sein des maladies parasitaires, où les interactions sont innombrables, l'échinococcose constitue indubitablement un sujet de première importance, compte tenu de son caractère zoonotique ( transmissible à l'homme ).
Sous cette appellation générique se cachent principalement deux maladies très différentes quant à leur gravité, savoir l'échinococcose "hydatique" due à Echinococcus granulosus, et l'échinococcose "alvéolaire" due à Echinococcus multilocularis.
Comme pour les Taenias les plus répandus naguère chez l'homme ( T. solium et T. saginata transmis respectivement par les viandes de porc et de boeuf ), ces deux vers plats exigent la présence d'un hôte "définitif" hébergeant les formes adultes et celle d'un hôte "intermédiaire" abritant le stade larvaire ( cysticercose ).
L'hydatidose fait intervenir un mammifère carnivore, domestique ou sauvage, et un ongulé ( mouton, cerf... ). Le ver adulte vit dans l'intestin grêle du premier et ne provoque aucun dommage à son hôte, malgré une charge parasitaire parfois très importante ( plusieurs milliers de parasites ! ).

Les oeufs d'Echinococcus granulosus sont éliminés avec les déjections dans le milieu extérieur et ingérés par l'hôte intermédiaire animal, accidentellement par l'homme. Ils donnent ensuite naissance à des larves qui gagnent la circulation générale et forment des kystes "hydatiques" au coeur de différents organes ( poumons, foie, encéphale... ).
Nos grands prédateurs s'infestent en consommant les viscères des ruminants domestiques ou sauvages porteurs de ces cysticerques particuliers.

 


Croquis: Jacques EUZEBY

 

Cycle évolutif d' Echinococcus granulosus, d'après WETZEL R. et RIECK W.,
Les Maladies du Gibier, Maloine, Paris, 1966.

 

 

Le second type d'échinococcose, dû à Echinococcus multilocularis, fait pour sa part l'objet d'une surveillance particulière, inhérente à l'atteinte hépatique très sévère provoquée chez l'homme par la forme larvaire. Son aire française de répartition, restreinte dans le passé aux départements du nord-est, semble aujourd'hui en expansion et l'on recense des cas dans plusieurs régions alpines, et même dans le Massif central depuis quelques années, peut-être à la suite d'une meilleure surveillance.
Le stade adulte, minuscule ( 2 à 4 mm ), ne pose pas pour sa part davantage de problèmes qu' E. granulosus à l'hôte définitif.
Le cycle sylvestre de développement du parasite incrimine classiquement en France le renard ( hôte définitif ) et le campagnol ( hôte intermédiaire ). La spécificité de cette interaction durable semble cependant s'assouplir progressivement et des investigations au niveau de la population lupine, afin d'évaluer la prévalence de cette affection dans cette espèce, seraient indubitablement les bienvenues. La présence de quelques loups répartis sur l'axe alpin ne peut en aucun cas cependant avoir la même incidence que celle liée à la population vulpine. Néanmoins, les déplacements du loup sur des distances beaucoup plus importantes pourraient contribuer à l'exportation du parasite et à l'extension de son aire de distribution. De nouvelles espèces peuvent désormais faire office d'hôtes intermédiaires, et l'on a déjà signalé quelques cas chez le porc, le sanglier, le mouton, le boeuf, le cerf, le singe..., et même chez une marmotte et un castor ! La "sarcophagie" étant rarement exclusive, le prédateur lui-même peut aussi accidentellement héberger le stade larvaire, heureusement très peu fertile lorsqu'il n'infeste pas son hôte traditionnel. Outre les canidés, hôtes finals habituels, certains félins sont aussi susceptibles d'accueillir le ver adulte, la production d'oeufs étant néanmoins dans cette éventualité très limitée. Si les renards constituent le principal réservoir de l'infection humaine, chiens et chats domestiques vivant à l'extérieur peuvent aussi jouer un certain rôle dans l'épidémiologie de la maladie.

 

Echinococcus multilocularis, ver complet adulte; d'après EUZEBY J.,

Les Zoonoses helminthiques, Paris, Vigot Frères, 1964.




De l'influence de la fragmentation de l'habitat...

Si l'hôte est au cours du temps parfois capable de s'adapter à son parasite en développant une certaine immunité, il est inquiétant de voir certains parasites s'adapter aussi facilement à de nouveaux hôtes. Les animaux partageant le même écosystème peuvent ainsi à un moment ou à un autre se trouver impliqués dans le cycle de développement d'une multitude de parasites. Le rassemblement de plusieurs carnivores de la même espèce ou d'espèces différentes autour d'une même proie peut également servir la transmission d'agents infectieux entre prédateurs.

La réduction et la fragmentation de l'habitat tendent d'autre part à concentrer les populations d'herbivores sur des surfaces de plus en plus insuffisantes, favorisant une inflation de la charge parasitaire et encourageant la circulation des agents pathogènes! La probabilité de contamination du prédateur pourra ainsi varier en fonction de l'augmentation de la densité de ses proies ou à l'occasion de concentrations ponctuelles, lors de nourrissage par exemple.

En effet, outre les maladies vermineuses propres aux ruminants, telles certaines strongyloses, qui ne font pas intervenir de prédateurs dans leur cycle de développement, d'autres affections parasitaires sont communes au prédateur et à sa proie et ne nécessitent pas davantage une rotation entre un hôte définitif carnivore et un hôte intermédiaire herbivore. L'un et l'autre hébergent alors le même stade du parasite. C'est par exemple le cas de la petite douve ( Dicrocoelium dendriticum ), qui peut tout autant infester ( sans conséquences ) un ours, un cerf, ou un lapin de garenne... Si la charge parasitaire croît chez les cervidés, la prévalence de l'infection augmentera parallèlement chez certains prédateurs consécutivement à la contamination plus importante de l'environnement. C'est le cas en Slovénie où la quasi totalité des ours sont infestés par ce trématode ( suite à l'ingestion de fourmis: second hôte intermédiaire porteur des métacercaires ), le carnivore jouant alors ici le même rôle que les herbivores.

Dans le cadre de la transmission de la toxoplasmose, si la reproduction sexuée du parasite n'a lieu que chez les félidés, qui sont seuls responsables de la contamination de l'environnement par les ookystes, la reproduction asexuée qui s'effectue chez les autres mammifères ( et les oiseaux ) est tout à fait susceptible de jouer un rôle amplificateur. Une transmission vénérienne est en effet possible ( " tachyzoïtes " dans le sperme ), de même que par le lait ou à travers le placenta ! Par ailleurs, dix pour cent des ookystes ingérés par un herbivore se retrouvent dans leurs fèces, dont un petit nombre demeurent infectieux ! Il est clair dans cette éventualité qu'une concentration élevée de ruminants ( domestiques ou sauvages ) favorisera une contamination massive de ceux-ci après le passage d'un félin en phase excrétrice, multipliant d'autant le risque de transmission à un autre carnivore lors d'une future prédation ( risque en outre accentué par la présence d'avortons au fort pouvoir infectant ).

La transmission interspécifique de la cryptosporidiose, à l'origine de diarrhée, s'effectuera pareillement par prédilection autour de la période de la mise bas des cervidés ( les femelles excrétant les plus grosses quantités d'ookystes durant cette période, et les nouveau-nés, proies faciles, étant ainsi très précocement infestés ).

 


Baylisascaris transfuga, ascaris de l'Ours

( autopsie d'un Ours brun en Slovénie - Photographie collection ARQUILLIERE A. )

 


Des virus, rickettsies et autres bactéries...

De même le risque pour un prédateur de se voir inoculer un virus, une bactérie ou un protozoaire par un parasite externe sera-t-il proportionnel à l'abondance de proies servant d'hôtes permanents et de véhicules de dissémination passive de certains arthropodes. Les tiques peuvent ainsi fréquemment intervenir dans le cadre d'une transmission indirecte "vectorielle". Une fois infecté, l'animal n'exprime pas inéluctablement la maladie mais peut servir d'hôte amplificateur et de réservoir pour les futures contaminations du vecteur.

De nombreuses espèces de ces acariens sont très éclectiques et ignorent la spécificité parasitaire. On retrouve ainsi par exemple Ixodes ricinus, Dermacentor spp et Rhipicephalus spp aussi bien sur les cervidés que sur les animaux de ferme, et celles-ci ne dédaignent pas de faire un bout de chemin sur le dos de nos grands carnivores.
C'est pourquoi l'on peut observer des interactions sanitaires entre les prédateurs et leurs proies en dehors de tout acte de prédation !

Ces parasites véhiculent une étonnante diversité d'agents pathogènes et sont coupables de l'essor de plusieurs maladies "émergentes", telles certaines rickettsioses jusqu'à présent "exotiques". Les tiques font également office de réservoirs pour quelques virus, dont certains traversent en outre les générations successives grâce à une transmission "transovarienne". L'arbovirus responsable de la méningo-encéphalite à tiques d'Europe centrale constitue un bon exemple de ce type d'agent infectieux transmis par les ixodidés.

Si les animaux sauvages, carnivores ou herbivores, semblent cependant assez bien tolérer les passages répétés de ce virus, il n'en va pas de même chez l'homme où la maladie peut être très sévère, voire mortelle !

 


Tique commune ( Ixodes ricinus ) - femelle à jeun; d'après WETZEL R. et RIECK W.,
Les Maladies du Gibier, Maloine, Paris, 1966.

 

Face dorsale et face ventrale de deux tiques différentes ( appétissantes, non ?... )

( Photographies collection ARQUILLIERE A. )

 

Outre les nombreuses affections parasitaires dont la pérennité est rigoureusement assujettie à la prédation, et dont le caractère "historique" a quelquefois permis l'instauration d'un certain équilibre écologique entre le parasite et son hôte coutumier, d'autres pathologies d'origine infectieuse possèdent nonobstant la faculté de pouvoir ( exceptionnellement ) mettre en danger les espèces sauvages. Plusieurs affections virales ou bactériennes sont observables au sein de la faune, et nombre d'entre-elles sont communes aux animaux domestiques, ceux-ci constituant fréquemment la source originelle de l'infection. Aussi l'animal sauvage est-il surtout une victime des interactions sanitaires induites par la mise en proximité avec le cheptel.

Selon l'affection en cause, la transmission de l'agent pathogène peut s'effectuer directement au moment de la prédation ou par contact avec un environnement contaminé ( brucellose, tuberculose ), faire appel à un vecteur ( ehrlichiose, maladie de Lyme ), ou les trois le cas échéant ( fièvre Q, où la tique intervient dans le cycle sauvage ).

 

Quelques exemples d' interactions sanitaires en milieu sauvage ( d'après ARQUILLIERE A. )

 

D'autres carnivores peuvent occasionnellement être consommés par nos grands prédateurs, et l'impact sur le plan sanitaire s'en trouve renforcé si une pathologie grave sévissait au sein de cette proie "non conventionnelle". Le contact avec des virus affectant des individus de la même famille peut ainsi avoir de redoutables conséquences, voire compromettre l'avenir d'une population déjà menacée. Le prédateur peut être ainsi victime de sa proie !
En l'absence même de mortalité, une diminution importante de la fécondité et de la fertilité causée par un agent infectieux peut avoir une incidence péjorative sur la dynamique des populations. Aussi ne faut-il plus négliger les aspects vétérinaires dans le cadre de la conservation des espèces !

 

Par son action sur le vivant, l'homme modifie par ailleurs les capacités réactionnelles des animaux qu'il élève, influant de manière détournée sur l'équilibre écopathologique. Nos espèces domestiques, malmenées par une sélection à outrance motivée par la performance zootechnique au détriment de la rusticité et par le recours intempestif à des traitements chimiques toujours plus nombreux, liés à des conditions de vie de plus en plus éloignées de leurs véritables exigences biologiques, voient leur statut immunitaire devenir de plus en plus permissif. Aussi exprimeront-elles davantage sur le plan clinique nombre de maladies demeurant latentes dans le milieu naturel. Selon le caractère de l'agent infectieux, les interactions écologiques entre la proie sauvage et la proie domestique ( et entre le prédateur et ses proies ) n'auront toutefois pas le même impact sur le plan sanitaire. Un organisme sauvage "naïf" vis-à-vis d'un germe récemment introduit dans son environnement pourra malgré tout succomber à la maladie, ou mettre en danger les espèces qu'il côtoie selon la réponse immuno-épidémiologique.
Une sensibilité particulière à un type de virus peut aussi se révéler fatale au prédateur: c'est par exemple le cas si un ours contracte la maladie d'Aujeszky, ou "pseudorage", après avoir consommé un sanglier porteur du virus. L'ours constitue cependant un cul-de-sac épidémiologique et l'affection s'éteindra avec lui. Le carnivore joue alors un rôle "nettoyeur" qu'il paie ici de sa vie !

Outre sa fonction de régulation des populations d'herbivores, l'acte de prédation peut néanmoins réellement contribuer, en éliminant les individus les plus faibles, à limiter efficacement l'incidence de certaines pathologies sévissant parmi celles-ci. En l'espèce, le prédateur protège sa proie !

 

Les interactions sanitaires entre les prédateurs et leurs proies sont donc aussi nombreuses que polymorphes, et l'inventaire des comptes est plutôt favorable à nos grands carnivores.

Victimes occasionnelles d'ennemis invisibles et parfois redoutables, dévoreurs et dévorés s'inscrivent tour à tour sur la liste des acteurs épidémiologiques de moult pathologies. Au sommet de la chaîne alimentaire, le superprédateur que constitue l'Humain n'est cependant pas davantage à l'abri de ces adversaires microscopiques et peut être aussi la proie des nombreuses maladies transmissibles communes à plusieurs espèces...

Et si l'homme tente sans cesse, pour le meilleur ou pour le pire, de se soustraire aux lois naturelles qui régissent la survie de tous les autres êtres vivants, il n'en demeure pas moins lui-même infailliblement impliqué dans de multiples interactions avec l'infiniment petit, dont il ne peut las encore s'affranchir !

 

Docteur Alain Arquillière - Vétérinaire

Président du Groupe d'Etudes et d'Investigations
sur la Sécurité Sanitaire de la Faune